Que pourrait la danse que le cinéma ou la littérature ne sauraient atteindre ? Dans le domaine de la vampiresque (comme on dit la soldatesque), cinéma et littérature n’ont rien laissé dans l’ombre, ni le sang ni l’épouvante, ni le close-up sur les dents du Comte Orlok, ni le panoramique sur le château de Wisbourg. Alors que peut la danse en effet, que peuvent les abstractions de Jean-Claude Gallotta en particulier, qui jamais n’illustrent, ni ne symbolisent, ni même ne représentent ?
En un premier lieu, et ce n’est pas une pirouette, la danse a le pouvoir de s’autoriser tous les éloignements. Si elle le veut, elle peut se tenir à mille lieues de son sujet. Et, paradoxe apparent, en répondre quand même. Parce que les élans, les courses, les saisissements, les rejets, les énergies chorégraphiques englobent par essence toutes les histoires du monde. Ils sont l’alphabet avec lequel toutes les histoires du monde trouveront toujours à se recomposer. Les flux qui passent d’un corps à l’autre sont, bien avant que les vampires les gèrent et digèrent à leur façon, l’affaire de la danse.
On le sait depuis longtemps, Jean-Claude Gallotta ne raconte pas d’histoires. Il entretient avec la question du récit des rapports plus secrets. Et c’est probablement parce qu’il prend un réel plaisir à se frotter à la chair des histoires que les raconter l’empêcherait d’en jouir. Ce qui le conduit, et là encore ce n’est pas par goût du paradoxe, encore moins de l provocation, à utiliser le matériau même dont elles sont faites — les personnages, la narration — pour fabriquer sur la scène-toile de pures abstractions.
On l’a vu ainsi tour à tour approcher Ulysse dont il ne restitua pas l’itinéraire, Roméo et Juliette qu’il n’adapta pas, Don Juan qu’il ne transposa pas, Don Quichotte dont il se garda de faire figurer la silhouette sur la scène, et tout récemment Marco Polo qu’il s’appliqua à ne pas restituer dans son contexte historique.
Ainsi, aujourd’hui, Jean-Claude Gallotta n’est pas plus le biographe chorégraphique de la créature cinématographique de Murnau qu’il ne l’a été jusqu’ici des grandes figures de la littérature.
Nosferatu, -le personnage et le film, présents comme éléments emblématiques au commencement de son travail ne subsistent plus alors au fil des répétitions que comme une trace lumineuse, une rémanence, une persistance partielle après la rencontre-flash initiale. Nosferatu trouve ainsi sa juste place : fantôme de la chorégraphie. Il la hante, la traverse, fraye avec elle, la parcourt comme un frisson. Il y est comme un hologramme entraperçu.
Une chorégraphie de Jean-Claude Gallotta est un Je me souviens. Un Je me souviens un peu, beaucoup, passionnément, pas du tout.
Jean-Claude Gallotta s’est-il réellement souvenu de Nosferatu ? J’aime plutôt imaginer que le chorégraphe a aperçu il y a peu un photogramme du film de Murnau exactement comme le Comte Orlok repéra une photographie de la belle Ellen, par inadvertance. Je veux croire que cette image rencontra son désir, ou l’aida à se révéler. Et qu’ainsi Nosferatu fut à son tour vampirisé. Et que c’est de ce juste retour de sang, qu’est faite la chorégraphie.
Sur la scène, bien entendu, il fera sombre parfois. Bien entendu, il y aura des effusions. Mais peu d’indices seront données. Il sera question ici de partager un mystère, qu’il ne faudra pas chercher à dévoiler tout à fait. Car, de même que la lumière du jour peut tuer le vampire, trop d’élucidation pourrait tuer la danse.
Claude-Henri Buffard