Au premier plan, en silence, une danseuse à cheveux blancs. Elle répète quelques mouvements sous le regard du chorégraphe. Puis le studio, aux murs nus, s’ouvre à l’ensemble de la compagnie sous un plafond de néons. Ulysse revient. 1981, 1993, 2007, 2008. Ce cher Ulysse scande le travail de Jean- Claude Gallotta depuis toujours. Avec lui, il a traversé bientôt trois décennies comme l’Ulysse d’Homère a franchi les mers, comme l’Ulysse de Joyce a parcouru sa journée du 16 juin 1904.
Si à la création, ce ballet écrivait une des premières pages de la nouvelle chorégraphie française, il est devenu au fil des années la pièce par laquelle le chorégraphe étalonne son évolution. Bien sûr, toujours la même et inévitablement autre, la chorégraphie a changé, parce que le monde, parce que les interprètes, parce que le regard porté sur elles, se sont modifiés. Parce qu’en un quart de siècle, le monde a tourné dix mille fois sur lui-même, et pas toujours rond, et souvent ivre de ses propres turpitudes. Les corps, même les plus jeunes, ne se meuvent plus de la même façon, ne peuvent plus articuler les mêmes gestes. De l’innocence a été perdue en chemin, la beauté a changé de visage. Déjà, en 2001, Jean-Claude Gallotta avait offert à Ulysse son pendant au noir, avec Nosferatu, à l’Opéra de Paris. Car si l’homme-qui-revient-de-loin, qui aborde les rives d’Ithaque, n’est plus le même, le monde qu’il avait laissé avant de partir a changé plus encore. Alors, en l’imaginant poser le pied sur le rivage du troisième millénaire, sur la scène aux blancheurs altérées, aux sonorités tourmentées, plus inquiète, plus secrète qu’il y a vingt-six ans, le chorégraphe s’est dit que le temps était venu de célébrer avec lui ses reconnaissailles. C’est à dire de réinviter le public à leurs noces. Forcément, c’est un peu la fête. Comme l’écrit Rosita Boisseau dans le Monde, « qu’est-ce que ça danse, dans Cher Ulysse ! ». Ça tourne, ça s’envole, ça s’enivre, les danseurs lancés comme des toupies. Sur scène, Jean-Claude Gallotta lui-même veut que ce soit dit : « la mélancolie ne passera pas ». Mais comme parfois sous la fête, « une sorte de blues », bien de l’époque, continue à s’infiltrer en permanence. Alors le chorégraphe se saisit du mégaphone, et nous le clame : quoiqu’il arrive, il y a à travailler sans cesse au réenchantement du monde.
Claude-Henri Buffard — juin 2008 —